Tolbatchik, un volcan bouclier hawaïen au Kamtchatka

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Au cœur de la péninsule du Kamtchatka se dresse un volcan à la silhouette inhabituelle. Non content d’érupter du basalte en contexte de subduction, ce « Kīlauea russe » a émis des produits un peu moins ordinaires que les sempiternels téphras et laves lors de ses récentes éruptions…

Au cours du xviiie siècle, des explorateurs russes puis européens commencèrent à s’aventurer jusqu’à la péninsule du Kamtchatka, traversée par le fleuve éponyme. Là, ils « découvrirent » (elle était habitée) que cette lointaine terre était constellée de plusieurs dizaines de volcans actifs. Côté français, Barthélemy de Lesseps fut sans doute le premier à fouler le sol de la péninsule. Membre de l’expédition de La Pérouse en qualité d’interprète franco-russe, il fut débarqué en octobre 1787 au port de « Saint-Pierre et Saint-Paul » (Petropavlovsk-Kamtchatski), après deux ans de navigation. Sa mission : rapporter à Versailles, par voie terrestre, les documents de La Pérouse à destination du roi. (Une consigne qui lui sauva la vie, puisque La Boussole et L’Astrolabe, les deux navires de l’expédition, firent naufrage quelques mois plus tard près des Îles Salomon.) Barthélemy de Lesseps traversa le Kamtchatka du sud vers le nord en traîneau, avant d’accomplir une longue traversée de la Russie d’est en ouest. Le journal de son voyage[1] mérite la lecture, ne serait-ce que pour ses nombreuses observations ethnographiques sur le peuple Kamtchadale. Au détour de ses descriptions, on trouve la mention d’un paysage volcanique :

À quelque distance de Tolbachina, nous traversâmes une lande, d’où je découvris trois volcans : aucun ne jetait des flammes ; il en sortait des nuages d’une fumée très noire. Le premier […] a son foyer dans les entrailles d’une montagne qui n’a pas exactement la forme conique ; son sommet s’est aplati & semble peu élevé. On me dit que ce premier volcan s’était reposé pendant quelque temps, qu’on l’avait même crû éteint, lorsque récemment il s’était tout-à-coup rallumé.

La description de Barthélemy de Lesseps ne laisse aucune place au doute : ce sommet aplati, près du village de Tolbachina, est le volcan qu’on appelle aujourd’hui Tolbatchik, selon la translittération française généralement admise. Ou plutôt la moitié du volcan, celle qu’on appelle Plosky (« plat ») Tolbatchik, en opposition à l’Ostry (« aigu ») Tolbatchik1, sommet pointu qui constitue l’autre moitié du massif (photo ci-dessous). Seule la partie plane est considérée comme active, et même très active, avec une trentaine d’éruptions répertoriées depuis trois siècles ; l’événement évoqué par Barthélemy de Lesseps est probablement celle de 1769, la dernière avant son voyage dans la péninsule. Nous allons nous intéresser plus particulièrement aux deux plus récentes mais, avant cela, faisons les présentations.

Les volcans Ostry Tolbatchik (pointu, à gauche) et Plosky Tolbatchik (plat, à droite) avec quelques cônes de scories au premier plan.
Les volcans Ostry Tolbatchik (pointu, à gauche) et Plosky Tolbatchik (plat, à droite), vus depuis le sud, et quelques-uns des nombreux cônes de scories qui ponctuent leurs flancs. CC BY Michael Kuhn.

Contexte géologique

Le volcanisme du Kamtchatka est organisé le long de trois axes orientés SSO–NNE, parallèles à la fosse de subduction où la plaque Pacifique s’enfonce sous la péninsule au rythme de 8 à 9 centimètres par an (carte ci-dessous). D’est en ouest, ce sont : le front volcanique oriental ; la dépression centrale du Kamtchatka (où s’écoule le fleuve) ; la chaîne Sredinny (« Centrale »). Au sein de la dépression centrale se trouve le groupe Klyuchevskaya, qui comprend[2] une douzaine de volcans dont quatre actifs : le Bezymianny, le Klioutchevskoï, l’Ouchkovski et notre Plosky Tolbatchik. Situé à l’ombre de son grand frère éteint, dont il partage le soubassement et qui le domine de 600 mètres, le Plosky Tolbatchik n’est plat que vu de loin. En réalité il devrait s’appeler « creux », car son sommet est creusé de deux caldeiras emboîtées. La plus vaste, comblée par les glaces, mesure plus de 3 km de diamètre et contient une seconde dépression moitié moins large mais profonde de 450 mètres. La morphologie du volcan fait un peu penser à celle du Kīlauea, et les comparaisons ne s’arrêtent pas là. Comme son homologue hawaïen, le Plosky Tolbatchik possède deux zones de rift situées au nord et au sud de l’édifice, où des éruptions fissurales produisent des cônes de scories et des coulées de lave basaltique. Une caractéristique assez particulière, car nous ne sommes pas à l’aplomb d’un point chaud, mais bien en zone de subduction ! Un contexte généralement plutôt associé aux magmas « évolués », c’est-à-dire plus riches en silice et plus visqueux. Sans entrer dans le détail des conditions de magmatogenèse régionales (qui font encore l’objet de nombreux débats entre pétrologues, géochimistes et géophysiciens), la production de ces magmas pourrait être liée à la subduction de la chaîne sous-marine de l’Empereur, avec possiblement une fusion partielle de la croûte subduite, et non seulement du coin de manteau sus-jacent (kīpuka #3, p. 50). Quoi qu’il en soit, ces liquides basaltiques ont donné lieu à deux éruptions spectaculaires, qui constituent la plus récente activité du Tolbatchik.

Carte topographique de la péninsule du Kamtchatka.
Carte topographique de la péninsule du Kamtchatka montrant les trois régions volcaniques, et détail sur le groupe Klyuchevskaya, qui comprend quatre volcans actifs. NASA/JPL/NIMA, domaine public.

Les éruptions fissurales

La première eut lieu en 1975–1976 et fut rétrospectivement baptisée la Great Tolbachik Fissure Eruption (GTFE). Elle n’a pas usurpé son qualificatif de great, car elle émit pas moins de 2,2 km3 de produits ! Soit plus du double de l’éruption du Kīlauea en 2018 (kīpuka #1, p. 22), pourtant déjà conséquente. L’éruption fut détectée en amont par le trémor sismique, ce qui permit aux géologues soviétiques de localiser approximativement le futur point de sortie du magma. Quand il est finalement parvenu en surface, ils étaient déjà sur place avec leurs instruments ; l’éruption est donc très bien documentée. Elle construisit[3] huit nouveaux cônes de scories, dont quatre de dimensions respectables – près de 300 mètres de haut. Deux champs de lave couvrirent près de 45 km2, avec une épaisseur atteignant localement 80 mètres. L’activité des fontaines de lave s’accompagna également de l’émission d’une grande quantité de téphras, qui décimèrent les arbres aux environs. Les troncs de la « forêt morte », toujours debout, confèrent un aspect fantomatique au paysage (photo ci-dessous)… L’émission de lave et de téphras, en vidangeant la chambre magmatique, eut pour conséquence un effondrement partiel de la plus petite caldeira sommitale jusqu’à sa profondeur actuelle. L’activité dura un total de 17 mois, et constitue à ce jour la plus grande éruption basaltique historique du Kamtchatka.

Arbres morts devant la silhouette du volcan Tolbatchik.
La « forêt morte », dévastée par l’éruption de 1975–1976. CC BY Michael Kuhn.

Une seconde éruption, toujours dans la zone de rift sud, eut lieu en 2012–2013 et fut baptisée… New Tolbachik Fissure Eruption (NTFE). L’activité fut relativement similaire, mais cet épisode n’atteignit pas les dimensions du précédent, avec 0,6 km3 de produits « seulement », essentiellement sous forme de coulées de lave. Une des particularités de cette seconde éruption est d’avoir eu lieu en partie en hiver, alors que les flancs du volcan étaient couverts d’une épaisse couche de neige. Cela donna lieu a des interactions intéressantes. Bien sûr, les coulées de lave firent fondre une partie du manteau neigeux lors de leur progression, mais pas complètement. On le sait, une croûte de lave refroidie constitue un bon isolant, ce qui permet à la lave de continuer d’être fluide à l’intérieur de la coulée. Mais dans le cas présent, cela a également permis à la neige de ne pas fondre au contact de cette croûte. Aux endroits où la couverture neigeuse était plus épaisse (plus de quatre mètres) que les coulées, ces dernières ont donc pu progresser sous la neige ! D’après les travaux publiés à ce sujet[4], c’est la première fois qu’un tel phénomène était observé. La progression des coulées était tout de même visible, car elle se traduisait en surface par une inflation de la neige, dont les blocs étaient poussés vers le haut par l’avancée de la masse de roche. La neige eut même une certaine utilité pour les volcanologues, en archivant les dépôts de cendres de différentes phases éruptives entrecoupées d’épisodes neigeux. L’alternance des strates noires et blanches, corrélées aux données météorologiques, permit ainsi d’attribuer chaque couche de cendre à une phase éruptive, tandis que par beau temps tout finit par se mélanger…

Image satellite montrant l'éruption du volcan Tolbatchik en 2012.
Image satellite montrant l'éruption du volcan Tolbatchik en 2013.
L’éruption NFTE vue par le satellite Earth Observing-1 le 22 décembre 2012 (haut), peu après son début, et près de sa fin le 6 juin 2013 (bas). Jesse Allen & Robert Simmon, NASA Earth Observatory.

De nouveaux minéraux… et de l’or !

Une fois les laves refroidies, les éruptions fissurales de 1975–1976 et 2012–2013 ont réservé quelques surprises aux géologues russes. En étudiant les dépôts de fumerolles (des sublimés), ils ont identifié de nombreuses nouvelles espèces minérales. Eh oui, il n’y a pas que dans le monde vivant que l’on découvre encore de nouvelles espèces ! Le règne minéral réserve encore des surprises, et le Tolbatchik n’a pas été avare. Une fumerolle baptisée Arsenatnaya, sur un des cônes de l’éruption de 1975–1976, est devenue à elle seule la localité type de 70 minéraux ! C’est-à-dire qu’il s’agit de l’endroit où ces minéraux ont été identifiés pour la première fois ; dans le cas présent, il s’agit souvent de l’unique localité où ils ont été trouvés – ce qui ne signifie pas qu’ils n’existent pas ailleurs. La plupart sont des minéraux de la famille des sulfates, parfois des arséniates, qui ont permis à la communauté scientifique russe d’honorer quelques-uns de ses membres passés ou actuels. Sans tous les lister, on trouve ainsi :
– La shuvalovite, de formule K2(Ca2Na)(SO4)3F, vient honorer la mémoire d’Ivan Chouvalov, le « mécène des Lumières russes » et cofondateur de la première université du pays.
– La yurmarinite, Na7(Fe3+,Mg,Cu)4(AsO4)6, d’après l’éminent minéralogiste Yuri Marin.
– La krasheninnikovite, KNa2CaMg(SO4)3F, nommée en l’honneur de Stepan Kracheninnikov, un naturaliste du xviiie siècle qui fut l’un des premiers explorateurs du Kamtchatka – où il a déjà un volcan à son nom.
– La belomarinaite, de formule KNa(SO4), baptisée en hommage à la « Katia Krafft » russe, la volcanologue Marina Belousova.

Un agrégat de cristaux d’or vu au microscope à balayage électronique.
Un agrégat de cristaux d’or, déposé par condensation des gaz lors de l’éruption NTFE, vu au microscope à balayage électronique. Chaplygin et al. (2015).

En plus de ces minéraux jusqu’alors inconnus, le Tolbatchik a aussi craché… de l’or ! Une étude[5] a en effet identifié des cristaux d’or natif dans les sublimés déposés par des gaz très chauds (690 °C) sur les parois de tunnels de lave lors de la Nouvelle éruption. Et la montagne n’en était pas à son coup d’essai, puisque de l’or avait déjà été trouvé en 1979 dans les dépôts de la Grande éruption. Pas de quoi déclencher une ruée cependant : on parle de concentrations exprimées en partie par milliard, soit un microgramme par kilogramme. L’or n’est pas la seule richesse du Tolbatchik, qui aurait aussi produit des diamants, même si ce dernier fait est fortement contesté (encadré ci-dessous). Loin de ces querelles scientifiques, le Plosky Tolbatchik a pour l’instant retrouvé son calme. Le volcan a gagné quelques cônes adventifs et champs de lave, mais présente toujours la silhouette atypique qui s’offrit à Barthélemy de Lesseps à l’époque du roi Louis XVI, avec les méandres du Kamtchatka qui serpentent à son pied.

Les diamants de la discorde

En plus des nombreux minéraux inconnus et de l’or natif, l’éruption NTFE aurait produit… des diamants ! Des centaines de petits cristaux octaédriques de diamant (de 0,06 à 0,7 mm) ont en effet été retrouvés dans des pyroclastes. D’après la première étude à leur sujet, ils indiqueraient que le magma provenait directement du manteau, puisqu’il faut des pressions – donc des profondeurs – importantes pour que le carbone soit sous forme de diamant. Une publication ultérieure a remis en cause ces travaux, estimant qu’il s’agissait d’une contamination ! En effet, les géologues utilisent fréquemment des outils diamantés pour couper des échantillons de roche, et les cristaux du Tolbatchik ressemblent fortement aux diamants artificiels. D’autres études ont été publiées depuis, sans parvenir à tomber d’accord : les uns estiment que les diamants se sont naturellement formés par cavitation au sein des gaz magmatiques, les autres confirment leur nature artificielle…

Article issu de kīpuka #8, texte diffusé sous licence CC BY-NC-ND.

Notes

1 À ne pas confondre avec les volcans Plosky et Ostry « tout court », situés plus au nord dans la chaîne Sredinny.

Références

[1] de Lesseps B, 1790. Journal historique du voyage de M. de Lesseps. Moutard.

[2] Churikova TG, Gordeychik BN, Edwards BR, Ponomareva VV, Zelenin EA, 2015. The Tolbachik volcanic massif: A review of the petrology, volcanology and eruption history prior to the 2012–2013 eruption. J Volcanol Geotherm Res 307, doi:10.1016/j.jvolgeores.2015.10.016

[3] Fedotov SA, Chirkov AM, Gusev NA, Kovalev GN, Slezin YB, 1980. The large fissure eruption in the region of Plosky Tolbachik volcano in Kamchatka, 1975–1976. Bull Volcanol 43,
doi:10.1007/BF02597610

[4] Edwards BR, Belousov A, Belousova M, Melnikov D, 2015. Observations on lava, snowpack and their interactions during the 2012–13 Tolbachik eruption, Klyuchevskoy Group, Kamchatka, Russia. J Volcanol Geotherm Res 307, doi:10.1016/j.jvolgeores.2015.08.010

[5] Chaplygin I, Yudovskaya M, Vergasova L, Mokhov A, 2015. Native gold from volcanic gases at Tolbachik 1975–76 and 2012–13 Fissure Eruptions, Kamchatka. J Volcanol Geotherm Res 307, doi:10.1016/j.jvolgeores.2015.08.018