Volcanisme et christianisation de l’Islande

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Comme d’autres catastrophes naturelles, les éruptions volcaniques peuvent avoir un impact sur les civilisations. Elles peuvent évidemment les anéantir ; elles peuvent aussi contribuer à leur essor économique, apportant une ressource précieuse (l’obsidienne par exemple) ; enfin, elles peuvent influencer leur culture, donnant naissance à des mythes. Dans le cas de l’Islande, il se pourrait que deux éruptions aient joué un rôle dans la christianisation de l’île !

Commençons par poser le contexte avant de plonger dans les sagas nordiques. Quand les Vikings s’établissent en Islande, dans les années 870, la plupart sont païens : ils vénèrent les dieux de la mythologie nordique. Un siècle plus tard, vers 980, des missionnaires chrétiens commencent à prêcher sur l’île, mais rencontrent d’abord peu de succès. Les choses changent à partir de 998, quand le roi de Norvège Olaf Tryggvason se convertit au christianisme et met la pression sur les Islandais pour qu’ils en fassent autant. La religion monothéiste gagne alors des partisans, mais les adeptes de la vieille foi restent nombreux… À la fin du xe siècle, l’Islande est au bord de la guerre civile. Et c’est peut-être la fureur des volcans de l’île qui a finalement apaisé la fureur des hommes ! Deux éruptions, liées à deux textes fondateurs de l’histoire viking, sont en effet mêlées à la christianisation de l’Islande.

Carte des principaux systèmes volcaniques islandais
Carte des principaux systèmes volcaniques islandais. Les couleurs correspondent à des magmas de compositions chimiques différentes, le gris aux roches d’âge géologique récent. Les deux systèmes évoqués dans cette histoire sont indiqués en rouge. CC BY-SA Pinpin, modifié.

L’Eldgjá et la Völuspá

L’Eldgjá, que l’on peut traduire par « gorge de feu », est un vaste système de fissures éruptives, long de 75 km environ, qui s’étire entre les glaciers Mýrdalsjökull et Vatnajökull (carte ci-dessus). Ce système est géologiquement rattaché au volcan Katla, situé sous la glace du Mýrdalsjökull, un des plus actifs d’Islande avec 22 éruptions recensées depuis le xe siècle[1]. L’éruption de l’Eldgjá était auparavant mentionnée comme ayant eu lieu en 934, mais une étude de carottes glaciaires du Groenland estime désormais qu’elle a débuté au printemps 939 et s’est poursuivie épisodiquement au moins jusqu’à l’automne 940[2]. Au cours de cet événement ont été émis pas moins de 18,6 km3 de lave, 1 km3 de tephra et 200 Mt de dioxyde de soufre (SO2)[3]. À titre de comparaison, la fissure voisine de Laki, célèbre pour son éruption de 1783–1784, n’a émis « que » 14,7 km3 de lave, 0,4 km3 de tephra et 122 Mt de SO2. Et comme dans le cas du Laki, l’éruption de l’Eldgjá a eu un impact sévère sur le climat, causé par l’afflux massif d’aérosols soufrés bloquant le rayonnement solaire. Dans une reconstruction des températures de l’hémisphère nord basée sur les cernes de croissance des arbres[4], l’année 940 est la dixième plus froide des 1 500 dernières années, avec −1,38 °C par rapport à la moyenne (dans la même étude, l’éruption du Laki est classée 14e avec −1,27 °C). Ce refroidissement est aussi attesté par diverses chroniques historiques mentionnant des hivers 939–940 et 940–941 particulièrement rudes, des famines et une mortalité du bétail. (Pour plus d’informations sur les interactions volcans–climat, voir le dossier de kīpuka #3.)

Fissure éruptive associée à l'éruption de l'Eldgjá (Islande).
Le canyon de l’Eldgjá, cicatrice laissée dans l’écorce terrestre par l’éruption du volcan Katla en 939–940. Une rivière
s’y jette formant Ófærufoss, la « cascade infranchissable ». CC BY-SA Ilya Grigorik.

 La Völuspá, ou « dit de la voyante », est l’œuvre la plus plus connue de l’Edda poétique, recueil de poèmes anonymes en vieux norrois constituant le matériau de base de la mythologie nordique. Dans ce poème, une devineresse narre à Odin l’histoire de la création du monde, puis son destin apocalyptique : le Ragnarök. Il existe de nombreuses traductions du texte réalisées au fil des siècles, avec parfois des variations significatives entre versions – cela souligne toute la difficulté de traduire de la poésie, d’autant plus lorsque la langue d’origine est morte depuis plusieurs siècles. Néanmoins, la trame générale reste la même. La Völuspá est constituée de 66 strophes de huit vers. Celle qui nous intéresse particulièrement est la strophe 57, qui se situe juste après que Thor, ayant vaincu le serpent, eut fait neuf pas avant de succomber à son tour :

Le soleil s’obscurcit,
La terre sombre dans la mer,
Les luisantes étoiles
Vacillent dans le ciel ;
Ragent les fumées,
Ronflent les flammes.
Une intense ardeur
Joue jusqu’au ciel.

traduction du linguiste Régis Boyer[5]

Le ciel qui s’obscurcit, la fumée, les flammes… Tout ceci fait fortement penser à une éruption volcanique. La Völuspá n’est pas datée précisément, mais les érudits s’accordent pour la placer autour de l’an mille. Il n’en fallait pas davantage pour qu’une équipe internationale, conduite par le volcanologue Clive Oppenheimer, conclue[2] que les événements relatés dans le poème ont été en partie inspirée par l’éruption de l’Eldgjá. Après ces descriptions apocalyptiques le monde renaît, et les « fidèles […] pour l’éternité jouiront du bonheur ». Suit alors cette strophe, l’avant-dernière :

Alors arrive d’en haut
Au dernier jugement,
Le puissant, le magnifique,
Celui qui tout gouverne.

Certains voient dans cette description une représentation du Christ. La Völuspá serait alors une prophétie du remplacement du paganisme par le christianisme. Cette strophe est sujette à débats ; ce pourrait être une addition tardive, postérieure au poème original. Quoi qu’il en soit, certains chercheurs proposent que l’éruption de l’Eldgjá aurait servi de matériau à la composition de la Völuspá, et que celle-ci, à son tour, aurait servi de terreau au prosélytisme chrétien qui avait cours dans l’Islande du xe siècle. Dans cette hypothèse, le lien entre volcanisme et conversion est certes ténu, mais il existe.

Une page du manuscrit médiéval Codex Regius.
Une page du Codex Regius, précieux manuscrit en vieux norrois écrit vers 1270 et qui constitue l’unique copie de l’Edda poétique. The Árni Magnússon Institute for Icelandic Studies.

Brennisteinsfjöll et Kristni saga

Mais une autre éruption et un autre texte tissent un lien entre les deux événements. Kristni saga relate l’histoire de la christianisation de l’Islande. Ce texte, probablement écrit au xiiie siècle et préservé dans un manuscrit du xive (le Hauksbók), relate la montée des tensions entre païens et chrétiens à la fin du premier millénaire. Les efforts de conversion menés par les missionnaires au nom du roi Olaf se heurtent à un parti fidèle au vieux panthéon nordique. Les tensions entre les deux camps finissent par précipiter le pays au bord de la guerre civile, comme le constate alors Þorgeir Ljósvetningagoði Þorkelsson, le « diseur de loi » de l’époque, c’est-à-dire le président du parlement islandais (Althing)[6] :

Il me paraît souhaitable de ne pas laisser prévaloir ceux qui s’affrontent ici avec le plus de véhémence, et de nous laisser arbitrer entre eux, afin que chaque camp obtienne sa volonté en quelque chose, mais que nous ayons tous la même loi et la même religion, parce que cela sera la vérité : si nous déchirons la loi, nous déchirons la paix.

Il est assez ironique de constater que ce déchirement idéologique avait pour cadre un déchirement géologique : l’Althing se réunissait alors à Þingvellir, où l’Islande se sépare de façon spectaculaire entre les plaques nord-américaine et eurasienne. Quoi qu’il en soit, les deux partis sont tout de même d’accord sur une chose : Þorgeir a raison, il faut une unique loi, donc une unique religion, pour le bien de l’île. Kristni saga raconte alors ceci : tandis que Hjalti et Gizurr, les envoyés du roi Olaf, venaient de s’adresser à l’assemblée avec éloquence, un homme arriva en courant et annonça qu’une éruption venait de se produire, engloutissant la maison d’un des chefs du parti chrétien. Les païens y virent un message en leur faveur : « Il n’est pas surprenant que les dieux soient courroucés par un tel discours ». Ce à quoi les chrétiens répliquèrent : « Par quoi les dieux étaient-ils courroucés quand la lave sur laquelle nous nous tenons maintenant brûlait1 ? ». L’argument fit-il mouche ? Toujours est-il que le diseur de loi Þorgeir, lui-même païen à l’époque, fut chargé de trancher le débat, les deux factions promettant de s’en tenir à son jugement. Il s’isola un jour et une nuit et, à l’issue de sa réflexion, proclama que tous les Islandais devraient être baptisés et croire en un seul Dieu. Des concessions furent faites aux païens, qui purent conserver certaines traditions – manger de la chair de cheval par exemple – abolies quelques années plus tard… Le responsable de cette éruption a depuis été identifié comme le Brennisteinsfjöll, un autre système fissural situé au sud-est de l’Islande, dont la dernière éruption remonte au xive siècle. Sa coulée de l’an mille est connue sous deux noms différents[7] : Kristnitökuhraun, « la lave de la christianité », ce qui semble logique ; Svinahraunsbruni, « la lave du cochon brûlant », dont la signification m’échappe… Avis aux lecteurs et lectrices qui ont des amis islandais, il y a sans doute là une autre histoire à creuser !

The Icelandic Thing, Alþing in Session, aquarelle de l’artiste anglais William Gershom Collingwood imaginant une session du parlement islandais à Þingvellir.
The Icelandic Thing, Alþing in Session, aquarelle de l’artiste anglais William Gershom Collingwood réalisée vers 1897, imaginant une session du parlement islandais à Þingvellir. CC BY-NC-SA The British Museum.

Et Goðafoss dans tout ça ?

Goðafoss (la « chute des dieux ») est une jolie cascade située au nord de l’Islande et qui franchit – évidemment – une falaise de basalte. Elle tirerait son nom du fait que Þorgeir Ljósvetningagoði Þorkelsson, après avoir proclamé le christianisme comme unique religion de l’île, y aurait jeté ses idoles des dieux nordiques. Cependant, nulle saga ne mentionne cet épisode, pourtant allègrement repris par tous les guides et sites d’informations touristiques… En réalité, il semblerait que ce mythe ait été fabriqué de toutes pièces au Danemark à la fin du xixe siècle.

La cascade de Goðafoss en Islande
Si Goðafoss vaut le détour pour son site superbe, son « histoire » est une invention récente. CC BY Marco Verch.

Article issu de kīpuka #2, texte diffusé sous licence CC BY-NC-ND.

Notes

1 Ce passage a des implications intéressantes sur les connaissances géologiques des Islandais du xe siècle. En Europe, à la fin du xviiie siècle, le débat faisait rage entre les partisans du neptunisme, qui considéraient le basalte comme une roche sédimentaire formée sous l’eau, et ceux du plutonisme, qui le considéraient comme issu de l’activité volcanique. Les Islandais avaient peut-être déjà tranché huit siècles plus tôt !

Références

[1] Larsen G, 2010. Katla: Tephrochronology and Eruption History. In Schomacker, Krüger & Kjær (eds), The Mýrdalsjökull Ice Cap, Iceland. Elsevier.

[2] Oppenheimer C, Orchard A, Stoffel M, Newfield TP, Guillet S, Corona C, Sigl M, Di Cosmo N, Büntgen U, 2018. The Eldgjá eruption: timing, long-range impacts and influence on the Christianisation of Iceland. Climatic Change 147, doi:10.1007/s10584-018-2171-9

[3] Thordarson T, Miller DJ, Larsen G, Self S, Sigurdsson H, 2001. New estimates of sulfur degassing and atmospheric mass-loading by the 934 AD Eldgjá eruption, Iceland. J Volcanol Geotherm Res 108,
doi:10.1016/S0377-0273(00)00277-8

[4] Stoffel M, Khodri M, Corona C, Guillet S, Poulain V, Bekki S, Guiot J, Luckman BH, Oppenheimer C, Lebas N, Beniston M, Masson-Delmotte M, 2015. Estimates of volcanic-induced cooling in the Northern Hemisphere over the past 1,500 years. Nature Geoscience 8, doi:10.1038/ngeo2526

[5] Boyer R, 1992. L’Edda poétique. Fayard.

[6] Grønlie S, 2006. Íslendingabók. Kristni saga. The book of the Icelanders, The story of the Conversion. Viking Society for Northern Research.

[7] Gudmundsson A, 2017. The Glorious Geology of Iceland’s Golden Circle. Springer.